Les médias français ont raté dans leur ensemble le train du Net. Pis, les stratégies appliquées ont été catastrophiques, sclérosantes et finalement néfastes. Les marques de l’ancienne économie ont sciemment joué contre l’innovation depuis près de 10 ans.
L’omerta est la règle suivie par tous les médias français d’avant la révolution du réseau, avec toujours comme ultime justification la survie des formats anciens, seuls capables d’être réellement rémunérateurs, au détriment de tout ce qui a fait que l’Internet est une respiration, mieux un nouvel ordre. Aujourd’hui, la situation est incroyablement dangereuse sur la toile française.
La survie est devenue la règle pour les médias "Pure Players" francophones. Quelques exemples : Deezer, Dailymotion sont étranglés par les revendications des ayants droit, d’une côté, et un sous financement de l’autre. Leur existence même est engagée. Sur le front de l’information, Bakchich, Rue89, etc., voient leurs revenus publicitaires largement menacés par les effets de la crise. Sans parler des radios en ligne, qui lèvent des fonds avec une unique perspective : décrocher une hypothétique licence de radio numérique terrestre. A cela il faut ajouter la précarisation des métiers qui y sont rattachés.
Recapitalisation
Toutes ces sociétés ont le doigt sur le bouton "recapitalisation", comme s’il était devenu un réflexe indispensable sans lequel la pérennité d’une marque, d’une entreprise ou d’un média est menacée. Cela pourrait d’ailleurs être considéré comme une situation tout à fait acceptable, si en face, dans le monde non connecté, il n’y avait pas tant de conservatisme coupable.
Commençons par la vidéo. La ministre de la Culture, Christine Albanel, s’est récemment exprimée sur le manque de "circulation des oeuvres". Ce qui veut dire, pour faire court, que la diffusion des films ou des séries répond aujourd’hui à une chronologie commerciale obsolète. Pour tenter de débloquer la situation, les efforts de la puissance publique ont porté récemment sur les délais d’ouverture des fenêtres de la vidéo, et par extension de l’offre sur l’internet et en vidéo à la demande.
Il y a urgence à raccourcir au maximum les délais d’exploitation pour lutter efficacement contre l’échange illicite de fichiers, selon les professionnels. La proposition du CNC (Centre national de la cinématographie), avec l’accord de la rue de Valois, est de situer la première exploitation d’une oeuvre 4 mois après son exploitation en salle. Un pas dans la bonne direction sans aucun doute, mais il reste tant encore à faire pour déverrouiller ce système "trop français".
Tuer l’autre
Et puisqu’il faut des coupables, il faut bien le dire, les chaînes de télévision ont su parfaitement le cadenasser. TF1, France Télévisions, M6 ou encore Canal+ agissent comme de grands prédateurs sur le marché de l’audiovisuel. Et depuis l’arrivée d’internet, ils n’ont eu de cesse de condamner toutes les ouvertures pour être sûrs de ne pas voir entrer de nouveaux acteurs. Ainsi sur le marché des programmes, lorsqu’elles mènent des négociations en vue de faire des affaires avec les studios, essentiellement américains, ces chaînes cherchent toujours à rafler l’intégralité des droits disponibles. Avec, si possible, un prix de gros pour payer moins cher mais surtout éliminer la concurrence, même si les oeuvres ne sont pas exploitées par la suite. "La France est un l’exemple d’un pays où un média doit tuer l’autre pour survivre", souligne Frank Soloveicik, Directeur d’Europe Images, et président du Syndicat des entreprises de distribution de programmes audiovisuels (SEDPA). Ainsi, les chaînes refusent que la plupart des séries se retrouvent sur les plates-formes en ligne de vente, et préfèrent geler l’exploitation de films pendant 4 ans, si besoin, comme les y autorise la loi. Une réaction que Pascal Lechevallier, le directeur de TF1 Vision explique ainsi : "A la base il y a un contrat entre un studio et une chaîne. Or le studio ne peut vendre une série et la diffuser aussi sur sa plate-forme en ligne, par exemple, au nez et à la barbe de tous. Ce n’est pas une stratégie défensive de la part des chaînes. Elles doivent aussi monter des modèles rentables dans un contexte très difficile". Le patron de la plate-forme de VOD de la Une fait référence à la prolifération d’oeuvres téléchargées illégalement sur le P2P, notamment, qui représente, selon lui, un frein à l’adoption de la VOD dans les foyers. On peut aussi voir cela comme un cercle vicieux...
Hulu aux portes de l’Europe
Il faut noter aussi qu’une chaîne de télévision paye relativement cher un épisode d’une bonne série américaine. Les prix se situent aux alentours de 100 000 euros. Une somme qui est hors de portée de la plupart des nouveaux acteurs, notamment les pure-players sur le web, qui doivent alors rivaliser d’ingéniosité pour trouver d’autres contenus, moins cher mais forcément aussi moins efficaces en terme de puissance médiatique. Chez Dailymotion, comme l’explique Martin Rogard, le directeur France du portail, "nous n’avons pas signé avec les chaînes, mais avec d’autres producteurs de contenu comme Tetra media, les maisons de disques Naive, Wagram, les radios Europe 1, RTL, France Inter et dernièrement avec Le Monde. Il est aussi important de montrer que ces gens là font plus en audience que toute l’offre catch-up française réunie". D’autant, ajoute t-il, que la "monétisation d’un épisode de 52 minutes n’est pas encore possible en France, où le marché de la publicité sur Internet est bien moins mature qu’aux Etats-Unis".
On pense tout de suite à Hulu, le portail lancé par News Corp. et NBC sur le Net américain, qui a justement comme modèle unique la diffusion de contenus professionnels à forte valeur ajoutée, et entièrement payés par de la publicité. Hulu est dès aujourd’hui à la porte de l’Europe et commence à prospecter pour acquérir les droits sur les séries ou les films dans chacun des pays. Paradoxalement, le protectionnisme des chaînes françaises pourrait d’ailleurs retarder l’arrivée d’Hulu en France, comme il a aussi grandement ralenti le développement de l’offre de cinéma d’Apple sur l’iTunes video Store. Bien que depuis, Apple ait à faire face à d’autres soucis réglementaires pour lancer son offre de film.
Deezer, Dailymotion, des sites qui ont acquis une audience considérable en France et dans le reste du monde, sont aujourd’hui sous la menace de projets montés par les chaînes elles-mêmes ou d’autres sociétés de médias. Avec la crise du marché de la publicité, la survie de ces sites est directement conditionnée par la mise en place de nouvelles sources de revenus, comme l’abonnement, mais surtout par l’attitude de leurs actionnaires. Qui doivent pleinement jouer leur rôle pendant la crise et installer un modèle économique rentable. Dailymotion promet d’atteindre l’équilibre pour la fin de l’année, mais aujourd’hui, ces sites n’ont plus vraiment le vent en poupe auprès des analystes. Il est d’ailleurs surprenant de voir un groupe comme Bolloré, pour ne citer que celui-ci, qui préfère investir des millions d’euros à perte pendant des années dans des médias comme Direct8 ou les journaux gratuits, par simple réflexe conservateur voire anachronique, plutôt que de regarder du côté des entreprises réellement innovantes du Web. Et c’est loin d’être un exemple isolé.
470 millions manquants
Un dernier point mérite aussi d’être soulevé dans ce réquisitoire contre les anachronismes des médias français. Canal+, aidé par son actionnaire majoritaire Vivendi, et le nain des mobiles français Bouygues Télécom, se sont attaqués à Orange de nombreuses fois pour tenter de l’empêcher de venir sur leur domaine réservé : la télévision payante. A bien y regarder, entre France Télécom et Vivendi, le combat est des plus équilibré. Seulement, voilà, ce que l’un a le droit de faire, serait interdit pour l’autre, comme vient de le décider le verdict qui brise ainsi l’exclusivité de la commercialisation de l’offre Orange Sports sur les réseaux de l’opérateur, au motif qu’il s’agit d’une pratique s’apparentant à une vente liée. Premier problème, c’est exactement ce que veut faire Vivendi bientôt, en intégrant Canal+ dans une offre triple play, ou l’art de se tirer une balle dans le pied. Pis, une étude du cabinet NPA a évalué l’impact de la fin des exclusivités sur la filière production audiovisuelle. Sans entrer dans le détail, cette étude montre qu’à l’horizon 2011, entre un scénario optimiste et un pessimiste, l’écart pourrait atteindre plus de 470 millions d’euros. Et certainement plus, comme le note NPA : "C’est un écart à minima puisque l’effet de la perte des exclusivités aurait un impact majeur sur nombre de chaînes thématiques mais aussi sur le modèle de financement des offres payantes contribuant au financement de la production à hauteur de leur chiffre d’affaires global (incluant les revenus issus de l’offre de sport)". Il faut aussi rapprocher cela des réticences montrées depuis le début par Canal+ pour réformer la chronologie des médias, ou encore faire une place décente à la vidéo à la demande.
Au fond, ce qui fait terriblement défaut, c’est bien sûr une véritable politique au plan national pour lancer la France dans le grand bain du numérique. Et ce ne sont pas les inventions chimériques de la secrétaire d’état, Nathalie Kosciusko-Morizet, sur les antennes relais, qui vont en constituer les bases. Bien au contraire ... Comment aussi lui en vouloir, elle qui n’a jamais demandé ce portefeuille. Se pourrait-il alors que le plus grand frein soit en fait le locataire du palais de l’Elysée ? Lui qui ne fait pas mystère de son peu d’intérêt pour toutes ces histoires de tuyaux, de zéro et de un.
Source: Emmanuel TORREGANO
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