lundi 14 mars 2011

Dance music : le syndrome Junior Vasquez

Article de Tiphaine BRESSIN, sur Minorités et découvert sur le FB de Didier LESTRADE

Le déclin constaté de la dance music — et de la musique de qualité, critère hautement subjectif, en général mais ce serait trop vaste — ne peut être que flagrant. À peine une vingtaine de titres dans l’airplay 100 des radios en 2010 [1], et concentrés sur très peu d’artistes. Au hasard: David Guetta, Antoine Clamaran, Laurent Wolf, Lady Gaga et quelques licences chez Happy Music. Le reste: nada. Les ventes de disques 2010 reflètent cette tendance de manière encore plus frappante. Ce n’est pas que la dance soit absente : elle a même plutôt très fortement progressé, pour atteindre 2.6 % des ventes en 2010, après s’être effondrée à 0.8% en 2002. Mais plus aucune trace de ceux qui pouvaient encore occuper, même à des rangs modestes, ces classements il y a dix ans. Balayés, les Supermen Lovers, Etienne de Crecy, Demon et autres Alex Gopher. Et ceux qui trustaient déjà le hit-parade dans le passé récent continuent : David Guetta – Black-Eyed Peas, même combat, RiRi, GaGa, Taio Cruz, la liste s’égrène ad nauseam. Un peu péremptoirement peut-être, j’attribue ce déclin à Junior Vasquez, l’étoile montée trop haut, trop fort.

Et il a entraîné tout le monde dans sa chute: Danny Tenaglia, Victor Calderone, Sasha, and the list goes on. Tous ses pairs. La question n’est pas ici de désigner des coupables ni de se livrer à une chasse aux sorcières — en aucune façon. Junior, et ses condisciples, reste un grand DJ et son aura reste réelle. Simplement, il s’agit de tenter d’analyser une situation et de l’expliquer de manière théorique, en l’étayant de faits et d’anecdotes tirées du pratique, un compromis entre lois et empirismes. En aucune manière, on n’essaie ici de livrer en pâture quelques coupables tout désignés, pour dédouaner les autres, ni d’incriminer certains pour la bonne conscience de quelques uns ; ce n’est pas du tout le but poursuivi.
L’histoire commence en 1995 [2], quand Madonna se fait remixer par Danny Tenaglia, avec bon goût, bon sens, à propos et son sens inné de l’air du temps. Elle pique Junior au vif. Madonna, remixée par DT, l’ennemi juré. Sa réponse ne se fait pas attendre. En 1996, année « pivotale » pour la dance, il sort If Madonna Calls, riposte d’un orgueil blessé à une méga-star mondiale. Et signe l’acte de décès de la dance music. Car c’est une catastrophe : le disque est mauvais, risible, mal foutu, et ce malgré Fred Jorio au line-up. Et 1996 marque le début de sa chute, et, avec lui, celle de la dance music comme dommage collatéral.

Ce qui avait commencé comme une vengeance amusante et destinée à lui faire rentrer du cash, il ne s’en est pas caché (cf. Trust The DJ: « Madonna s’est servie de moi. J’ai voulu me servir d’elle pour faire du fric. »), If Madonna Calls a marqué le début de son déclin, après un zénith prolongé et mérité. L’ego blessé d’une petite diva surdouée des platines et des studios, bénie des charts, chérie des artistes, n’a pas survécu, pas encaissé… Madonna réplique: elle déclare, via Liz Rosenberg, qu’à la suite de cet incident plus jamais elle ne travaillera avec Junior. On imagine les ravages sur l’égo, et la carrière peut-être, d’un mégalo génial comme Junior. Qui avait juste négligé une chose, dans sa mégalomanie: on ne se sert pas de Madonna, elle se sert de vous. Et on accepte, point. Tony Shimkin, un temps collaborateur de Junior et de Madonna — sur Get Your Hands Off My Man, sur l’album Erotica, les remixes de Secret, etc. — disait d’elle qu’elle était exigeante mais assez juste, presqu’abordable, pour peu qu’elle ait ce qu’elle veut. Junior a ignoré cette règle, sciemment.

Il faut aussi dire que derrière lui sont passés Felix Da Housecat, Mount Sims, Luke Slater, Victor Calderone, Ralphi Rosario, Jacques Lu Cont, The Micronauts, Green Velvet, James Holden, Kruder & Dorfmeister, Talvin Singh, Guy Sigsworth, Tiefschwarz… et la liste est loin d’être close. Alors, Junior ou pas aux remixes… what difference does it make ? Au passage, il a aussi négligé une règle non-écrite, taboue peut-être même, mais empiriquement presque établie: pour un artiste pop mainstream, un single en soi n’est rien — c’est différent pour d’autres scènes musicales. Un single n’est en soi qu’un gros plan de communication, un produit d’appel qui doit amener vers l’album et son achat. La donne aujourd’hui a changé, et le single peut aussi servir, et c’est hélas souvent le cas, de test avant le lancement de la production d’un album — c’est un autre débat. Pour avoir enfreint cette règle, et avoir proposé de surcroît, un disque médiocre, il a été puni, très durement, et ce fut le début de sa longue nuit. Qu’il a précipitée, jetant de manière suicidaire et capricieuse le bébé avec l’eau du bain — sa chute pour la chute de la dance music. Car non seulement cela a marqué le début de sa fin, mais celle aussi de la dance music, qu’il a entrainée avec lui dans sa chute — toujours plus de meth, toujours plus de merde.


Égo, drogue, fric...

Junior a précipité la chute de la dance music, pour des raisons par trop évidentes: son égo, la drogue, le fric. Trinité infernale, et ses corollaires: public dévoué, acquis, fidèle, pouvoir de prescription et de recommandation, ainsi que de bannissement — parlez de DT à un fan pur et dur de Junior, et vous serez mal reçu… Être cité par deux fois chez Bret Easton Ellis a dû monter à la tête du prodige des platines — une fois indirectement dans American Psycho, via l’évocation de son club, le Sound Factory, et la deuxième fois, directement, dans Glamorama. Ce n’est pas anodin, d’être cité par BEE, et deux fois encore moins, surtout nommément. Dès lors, dans ce cauchemar de nuits sans fin, de crystal meth, de foules toujours plus nombreuses, il ne servait plus à rien de faire de la musique soignée, car pour bouger et onduler, nul besoin de bon goût: une portion de basses suffisamment énormes pour remuer son booty et quelques légers sons médiums et aigus suffisaient amplement à maintenir le cerveau éveillé, histoire d’avoir l’air encore un peu digne pour sourire, même complètement défoncé.

Ceci étant, la drogue ne suffit pas à tout justifier, ni tout expliquer. Danny Tenaglia, qui pour moi a tout d’une bonne sœur sauf la tenue, et a aussi eu du talent en son temps, a changé spontanément l’orientation musicale de ses productions, remixes et compositions perso — avez-vous jamais entendu morceau plus dégueulasse que le gerbant et caricatural Elements ? À y regarder de plus près, un point commun les réunit: exit les collaborateurs historiques. Pour Junior, exit Tony Shimkin, Fred Jorio, Jim ‘Bonsai’ Caruso ; pour Danny : exit Dexter Simmons, Dana Vlcek, Louie Balo, Satoshi Tomiie, Peter Daou, Doug Neat… L’égo et l’orgueil les avait rattrapés tous deux : plus besoin de s’entourer de ces techniciens compétents mais encombrant quand il suffit juste de recruter des sous-fifres qui seront de bons exécutants, et non des collaborateurs ou des conseillers avisés. Les chiffres de vente parlaient : la dance avait le vent en poupe et commençait à se vendre, les charts le montraient.

La sanction est immédiate: le son, dégradé, devient inaudible, limite putassier, ce qu’il n’allait pas tarder à devenir complètement. Et ce ne sont hélas que deux exemples, parmi les trop nombreux confrères qui leur emboîteront le pas dans cette voie sans issue musicale. Comparez les productions de Junior et Danny avant 1996 (mettons 1991-1995) même les plus mauvaises, et celles à partir de 1996 et vos oreilles vont saigner. Quoi de plus significatif, dans les choix des remixeurs de Lady GaGa que d’y trouver côte à côte Dave Aude, Yuksek, Kaskade, Skrillex, Stuart Price, Crookers, Richard ‘Humpty’ Vission et Hercules & Love Affair, mais pas Junior ? Quoi de plus parlant aussi que le titre du dernier single de David Morales, obligé d’intituler son dernier morceau I Make You GaGa, jusqu’à copier la graphie du nom propre, pour espérer vendre sur la base d’un possible malentendu. Pour autant, est-ce que ce changement de personnel suffit à expliquer la dégradation flagrante de la qualité de leurs disques et de la scène club ? En partie, mais pas complètement.


Les excès

L’autre raison de sa chute violente et brutale, et des DJs et de la dance à sa suite: un problème assez propre aux DJs américains, qui n’ont jamais su gérer leur notoriété et encore moins leurs cachets gigantesques. Ce problème est récurrent: Larry Levan en est le plus fameux exemple, notoirement drogué, parfaitement excessif dans sa fête — il n’est même pas mort d’une overdose ! Pire: d’un endocarditis, maladie du cœur et conséquence de la consommation excessive de drogues. D’autres exemples ? Ron Hardy, Keoki, accros notoires. Felix da Housecat, qui, en plus d’être un bon musicien, est aussi tristement connu pour ses coups d’éclat alcoolisés, voire plus, entre ses CDr qu’on lui a soi-disant volés à la WMC pour sortir en pirate My Life Muzik, l’obligeant du coup — mon œil — à le sortir en catastrophe, jusqu’à ses récents déboires avec DJ Hell et P-Diddy — la joute qu’il jouait seul sur Twitter puait un peu trop la vodka-cerise…
Plus près de nous, Sextoy, droguée jusqu’à l’os puis calanchée, et beaucoup d’autres — dont des exemples récents que je tairai par respect et discrétion. Il ne faut pas s’étonner qu’ils perdent tous la tête, dès lors qu’on les paye avec des cachets à cinq chiffres. C’était quatre dans les années 80, Marshall Jefferson en parle très bien — c’est ce qui l’a poussé à faire DJ, lui qui n’était que producteur à la base. Tout aussi cynique, DJ Funk déclare sans complexe qu’il a embrassé la carrière de DJ pour toucher du fric facilement et ramasser plein de filles. On ne s’étendra pas sur Dave Clarke et ses DJ-sets calibrés, répétés et chronométrés, et ses insupportables caprices de DJ-star — interrogez ses backliners sur les exigences du monsieur, ni sur Armand Van Helden et Full Intention, et leurs sessions de remixes facturées entre 20.000 et 100.000 dollars à la fin des années 1990. On passera vite aussi sur les méga-clubs : Ohm, Crobar etc., toujours plus grands, plus beaux, plus luxueux, plus fort le son. Excédé par les caprices de sa clientèle et de sa direction, Frankie Knuckles claquera la porte du Ohm, dont il était résident, peu de temps après le lancement du club. Il y a trop d’exemples.

L’idéal originel de la house, de fête simple, de communion, joyeuse, presque anonyme s’est dilué, puis perdu. DJ + célébrité + fric = équation mortelle. L’exception venant, comme c’est étonnant, de Danny ‘Used to Be’ Tenaglia, qui s’est acheté un magnifique appartement, réaménagé de manière somptueuse, avec ses cachets. C’est presque trop beau. Ce type est un curé, tendance bling-bling Vatican.

Il y a d’autres raisons à ce déclin, plus alimentaires, structurelles, économiques, mais en lien avec l’artistique cependant: c’est l’écosystème de la nuit, du disque, de l’industrie, le « système », le circuit du divertissement. Jeu dangereux, de dupes, à double détente. Où ceux qui croient piéger le système sont les mêmes qui vont se faire piéger par lui. Pourquoi Junior, qui en est l’illustration la plus complète, et ses pairs par extension, avait-il besoin de l’industrie — du disque, du divertissement, organisateurs de soirées, promoteurs et autres ? Pour jouer dans davantage de soirées, bien sûr, pour remixer plus d’artistes, évidemment, pour puiser de nouvelles inspirations, pour se renouveler et toucher d’autres publics. Fame, The Fame. De l’autre côté, pourquoi l’industrie avait-elle besoin de Junior Vasquez, et de ses condisciples ? Pour toucher d’autres cibles, plus difficilement accessibles qu’avec les moyens classiques de la publicité, du marketing et des relations publiques — encore que, pour ces cibles, les PR puissent s’avérer efficaces. Ainsi aussi, l’industrie avait besoin de Junior et alters pour se diversifier, enrichir le catalogue à peu de frais et se constituer un trésor de guerre, négociable, pour l’exploiter ensuite, pour se construire une crédibilité artistique, sur plusieurs fronts musicaux.

Il y a une autre raison structurelle: le déplacement progressif du centre de gravité de la dance music de New York vers Miami, fortement aidé par le développement continuel de la dance, et appuyé par l’explosion de talents locaux novateurs, viables, moins druggy qu’à New-York (quoique…) et capables de fédérer des foules dans les clubs autant que d’attirer l’attention des medias — Larry Flick de Billboard, Rob di Stefano de Tribal pour n’en citer que deux, pour parler ou signer les artistes locaux de ce nouvel épicentre de la dance — Murk, Jazz ’N’ Groove, George Acosta, l’ultra classique et impeccable Ian Appel aidé de Clive McKenzie — tous deux repérés très vite par MJ et remixant Jam et de nombreux autres artistes. Ce n’est sans doute pas un hasard que deux artistes emblématiques, et plus encore sûrement, George Morel et Edward Goltsmann aient choisi de s’exiler en Floride, à Miami et Myakka. L’importance toujours plus considérable de la Winter Music Conference, jusqu’à sa caricature actuelle, avec ses sets marathon ne rimant plus à rien, sinon à ces concours de danse ‘Dance till you drop’ jusqu’à ce que mort s’ensuive, n’est pas étrangère à ce désintérêt pour la dance, new-yorkaise en particulier.


Pas crédible

Cette situation de la dance music traduit, encore une fois, la vision qu’en ont les maisons de disques, depuis toujours: on n’est toujours pas sorti des années 70, celle des derniers jours du disco et des vinyles brûlés dans des stades — cf. la Disco Demolition Night de sinistre mémoire et de son infâme slogan qui a marqué le backlash post-70s, Disco Sucks. Pour l’industrie, la dance music est resté un divertissement, léger mais pas sérieux, surtout pas crédible. De la musique ? mouais… une muzak divertissant pour faire un fond sonore chez soi, histoire d’égayer une soirée, ou pour occuper agréablement en boîte le temps qu’il faut pour draguer une ou deux nanas à ramener chez soi… Le disco, la house sont restés pour l’industrie une musique de pédés, de gouines, de trans, de drogués, de marginaux, de crackheads et autres tweakers, de hookers, de pimps, de pushers, de hustlers, de cons (escrocs), de gens de mauvaises vie, d’oisifs, de parasites, non-créatifs, qui volent et recyclent ce que d’autres ont fait avant eux.
La dance music vs la musique noble, composée, écrite sur des portées, avant d’être traduite, adaptée, arrangée, produite. Pour l’industrie, la dance music est un business, ce qui est logique et légitime, mais un business dont on se moque ouvertement, avec cynisme. À ce titre, la création des départements dance voire de labels dédiés, Eternal (UK), Source, F-111, pouvait sembler une bénédiction. Hélas ! l’apparition des unités strategic marketing chez les majors a traduit le renversement opéré dans leur esprit sur la nature de leur rapport à la dance music. L’autre reproche toujours d’actualité que l’on colle à la dance music et à la musique électronique est d’être une musique sans âme. Je ne peux m’empêcher de penser à Björk, dans ce cas: « Les gens reprochent à la musique électronique de ne pas avoir d’âme. C’est un tort et une erreur : si elle n’a pas d’âme, c’est qu’on n’en a pas mis dedans », justifiant ainsi son plaidoyer pour les machines et l’introduction de l’électronique dans la musique.

Quelle conséquence logique, beaucoup plus grave, découle des points énumérés ci-dessus ? la musique ne vaut plus rien. Elle n’est plus belle, elle n’émeut plus, elle est insignifiante du même coup: elle n’a plus de sens. Ultime nomade, elle est partout à la fois – baladeurs mp3, galeries marchandes, animations commerciales, hypermarchés, magasins, halls de gare, aubettes de bus, bars, salons de coiffure, jingles et autres coming-next, synchronisations publicitaires - elle n’est plus à sa place nulle part — elle n’a pas, plus sa place. Présente partout, elle n’a jamais été aussi absente. Chaque coin de rue, chaque m² de notre civilisation vomit littéralement de la musique. Tout au plus est-elle un accessoire mode, à coordonner avec les vêtements et l’iPod – quelle couleur, quel style vais-je adopter aujourd’hui — techno, rock, électro ? Dépouillée de toute substance esthétique, elle n’a plus — elle ne peut plus — avoir de valeur financière, transactionnelle, ni d’échange ni de lien, n’étant plus chargée ni esthétiquement ni émotionnellement. Réduite à un reflet mimétique des tendances et codes que l’on veut (prétendre ?) adopter, ceci explique en grande partie sa chute, violente. Le citoyen du monde, globalisé, qui aimait la musique quand elle se vendait encore est devenu le citoyrien. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ne se vende plus, que plus personne n’en achète: qui veut payer pour quelque chose qui est aussi facilement accessible que l’eau du robinet ou l’air ambiant ? Vidée de toute substance esthétique, la musique a dès lors perdu jusqu’à son statut de bien marchand: ne représentant plus rien de symbolique, elle ne peut plus être ni vendue ni achetée.

En la réduisant à ses manifestations, en la confinant à des formes de vie (voir G. Agamben) et à des moments — plages, cocaïne, Ibiza, haut-parleurs, alcool, boom-boom-boom, sexe et coups faciles — en l’enfermant dans des promesses d’apparence et de surface, l’industrie, avec la complicité des DJs et des acteurs du circuit du divertissement, a violé le corps sacré de la musique pour n’en laisser que le corps profane, la musique réduite à ses phénomènes. À vouloir produire du vide en masse, facile à remplir de désirs de consommation, on finit par l’avoir, ce vide. Il fallait écouter G. Lipovetsky plus tôt, au lieu de venir pleurer au MIDEM maintenant.
Un dernier point reste à soulever, brièvement: le rapport à la propriété, crucial à mon avis. Pourquoi fait-il plus sens aujourd’hui, pour les 15-25 ans, de posséder un jeans hors de prix et des vêtements de marque, ainsi qu’un smartphone dernier cri plutôt que de « posséder » des morceaux de musique ? C’est un point très sérieux à prendre en considération, à mon sens. Ce basculement des valeurs chez les 15-25 ans, qui s’est traduit par la chute de la musique dans les priorisations d’achat (-12%) [3] au bénéfice du vêtement (+2.5%) et du téléphone (+34%), s’est opéré en 2004. C’était un signal, il fallait le repérer, plutôt que de regarder le compte de résultat et l’EBIDTA.

Alors, plutôt que de se prendre la tête dans les mains, que faire ? Tout est foutu pour la dance ? Comment ne pas s’enfermer dans la nostalgie, néfaste et nauséabonde, du cabrélien refrain « C’était mieux avant » ? Qui n’a entendu le lassant couplet, rétro et fatigant, du « Je regrette les raves », « Une teuf à l’ancienne » ou le très actuel « Welcome to the rave ». Ce genre de phrases devrait pourtant instantanément provoquer un effroi sans nom, un courroux furieux ou une folle envie de rire. J’ai une bonne nouvelle pour tous ces gens : la dance n’est pas foutue. Et on n’est pas obligé de s’enfermer dans le passé ou la nostalgie nauséabonde et frileuse pour goûter avec plaisir son renouveau.


Résistances

Partout, des résistances et des résistants s’organisent. À eux, un formidable travail de défrichage musical, à eux, des horizons passionnants, pour nous. À Los Angeles, Paris, Reykjavik, Londres, New-York, Tokyo, Moscou et ailleurs encore, des gens talentueux, créatifs croient encore aux musiques alternatives, à la dance music de qualité. Manimal Vinyl, InFiné, Cocoon, My Love Is Underground, Kill The DJ, Ed Banger, Soul Jazz, Rekids, BPitch Control, Kompakt, Gigolo ne sont que quelques exemples parmi les nombreux labels qui défendent cette dance music ou ces musiques alternatives qui passeront peu en radio, c’est certain. Mais qui renouvellent et font avancer le genre. Soutenu par quelques passionnés courageux, qui croient encore au beau, au festif, au pur, aux gens, aussi, surtout aux gens, et à leur désir d’aspirer à autre chose que d’entendre un auto-tune répéter ‘Popopopokerface popopokerface’...

Kwaito, baile funk, crunk et euro-crunk, minimale, new French touch, électro: exemples minuscules mais parlants du renouveau artistique, qui se fait dans tous les sens et qui est tout sauf monolithique musicalement. C’est plutôt réjouissant non ? Et ces différentes écoles, ces différentes pensées, courants, esthétiques cohabitent, parfaitement pacifiquement: house et garage classique, issu d’un long travail de recherche et de défrichage — les retours surprenants de Nathaniel-X et Jerzzey Boy, avec de « nouvelles anciennes bandes » — des lost tapes ? Chouette ! L’ignoble procès fait il y a peu à la minimale rappelle trop cette sinistre Disco Demolition Night, et en dit surtout beaucoup sur cette formidable « ère du vide », et sur les consommateurs de la nuit: zappeurs, rapidement las. Alors même qu’on doit trouver formidable de pouvoir choisir entre une soirée garage où l’on entendra quelqu’un jouer Ed The Red et Whitney Houston Love Will Save The Day et une soirée où les disques de Magda et Richie côtoieront ceux du dieu Villalobos.

Sur le front des artistes, on citera Modeselektor, T.Raumschmiere, Masomenos, Justice, Discodeine, Danton Eeprom, Arandel, Boysnoize, Radio Slave, le retour fracassant et brillant de Mr Oizo, et tant d’autres. Là où beaucoup des stars des 90’s ont disparu, de la scène ou musicalement, par un affadissement total et fatal, une relève douée assure la reprise en main du circuit DJ’s et producteurs, permettant même parfois à d’anciennes gloires — artistes, labels — de retrouver un peu de leur illustre passé. Matt Ewards consacrant deux vinyles à ses re-edits pour Strictly Rhythm, avec leur accord, ou encore le fond High Fashion BV se décidant enfin à augmenter la cadence des numérisations de leur back catalogue de jack house des origines, c’est merveilleux non ?

Sur le front de la distribution, tout ou presque a été dit. Et reste à dire: la mutation du secteur n’est pas terminée. N’étant pas spécialiste de la question quoique m’y intéressant, je me bornerai à énoncer que la numérisation offre, c’est un truisme, des perspectives formidables, malgré tout. Accessibilité: tout le temps disponible, facilité, commodité, choix : formats de compression, catalogues musicaux, packshots, livrets, à peu près tout ce qui peut être numérisé pour ajouter du contenu de bonne qualité à la musique est bienvenu, doit être étudié et envisagé. Les profondes mutations à venir – iTunes LF, MusicDNA, parmi beaucoup d’autres - vont encore améliorer ça, en poussant, on l’espère, vers une maximisation de la qualité technique au service de l’artistique, non l’inverse. On peut rêver, je sais: rêvons quand même.


Implosion de l'économie des sonneries

Le SNEP a beau dire le contraire, le streaming ne semble pas amené à devenir une alternative viable, source stable de revenus pour les artistes et l’industrie, et ce malgré l’explosion des revenus qui lui sont liés [4]. Ont-ils déjà oublié qu’ils avaient formulé semblable prédiction sur les revenus liés aux exploitations des catalogues musicaux sous forme de sonneries, messages d’attente téléphoniques et fonds d’écran pour téléphones portables ? Activités qui, aujourd’hui, ont quasiment implosé. Ce point de vue, comptable, ne prend pas vraiment en compte que ce sont les intermédiaires, et non les artistes ou leurs représentants, qui récupèrent le gros de l’argent, via des pourcentages de prélèvement exorbitants, proche de l’usure ou du racket. Des infographies, qu’a fait partager Ewan Pearson sur Twitter, montrent que les modèles Last.fm, Spotify et comparses ne permettent pas de générer des revenus suffisants pour les premiers intéressés: les artistes. Et ce n’est pas non plus en ouvrant des pressings écologiques, hello Pascal !, que l’industrie et les artistes trouveront les relais de croissance chers aux directions financières. C’est là que la distribution, réelle — lire : le physique, le numérique distribué presque en propre — intervient. Et c’est à elle d’inventer. De nombreuses alternatives se montent, la plus intéressante selon moi étant Bandcamp, souple, flexible, intelligente, transparente, honnête. Accessoirement, une simplicité visuelle, mais propre, jolie, légèrement customisable, et une commodité d’usage finissent de compléter l’attrait de ce site pour les artistes et labels. Beaucoup y sont déjà d’ailleurs: Sufjan Stevens, Jay Brannan, Benoît de Villeneuve, Spiritual Life et beaucoup d’autres.

L’industrie du disque, les petits labels en particulier, a beaucoup à apprendre des DJ’s pour trouver des solutions, en particulier en ces temps de disette financière. David Morales le premier a révolutionné le publishing (l’édition), en devenant le co-producteur de ses remixes. Cette innovation de la technique managériale et cette vision business révolutionnaire fut inaugurée avec Mariah Carey Dreamlover dès 1993. Lui et l’agence Def Mix Music étaient crédités comme co-éditeurs des remixes. Mariah Carey n’aurait jamais aussi bien percé sans l’aide appuyée de la scène house, David Morales en tête. Pour l’anecdote, elle est avec Björk parmi les premières a avoir carrément réenregistré ses vocaux pour les remixes, en fonction des tempo retenus, et non plus seulement les laisser trafiquer par les techniques courantes de time-stretching. D’autres exemples de co-édition des remixes ? Joi Cardwell Last Chance for Love. Les exemples ne sont pas très médiatisés, mais existent. Et ce n’est qu’une technique, parmi une palette plus large, pour optimiser les revenus des labels. Def Mix est à ce titre exemplaire, et fait figure de pionnier, en étant officiellement la première agence de remix créée, et un des plus foisonnants viviers de la house mondiale: David Morales, Frankie Knuckles, Satoshi Tomiie, Victor Simonelli, Danny Krivit, Lord G, Baby Hec Romero, Bobby D’Ambrosio, Lenny Dee, Justin Strauss, Danny Madden, E-Smoove. Tous sont passés à un moment ou un autre par la plus prestigieuse agence de remix au monde. D’autres ont été créées depuis, avec succès d’ailleurs.

L’industrie du disque n’a pas toujours été frileuse, pop stars en tête, pour se renouveler — merci les remixes, merci Junior, merci les DJs, merci Depeche Mode, merci Michael Jackson, merci Madonna, merci Mylène Farmer, merci les Pet Shop Boys, merci Björk, merci St Etienne, merci Massive Attack, merci encore. Grâce à vous, constamment, on a pu découvrir de nouveaux talents, de nouvelles étoiles ou redécouvrir d’anciennes gloires toujours douées : Roger S., William Orbit, Larry Heard, Nelle Hooper, Goldie, les M.A.W., Aphex Twin, le staff de Peppermint Jam, Lady B, Chew Fu, Mark Picchiotti, Pantha du Prince, Abe Duque, DJ Pierre, Rollo & son crew, Jam & Spoon, Eumir Deodato, The Black Dog, Orbital, Mark Bell, Alec Empire, Stardust, liste non exhaustive, ad lib. Du côté des signatures en propre, Michael Watford, Ceybil Jeffries, les frères Burrell, Tony Humphries, Kerri Chandler et beaucoup d’autres ont tous en commun ont tous signés sur Atlantic / Warner Music Group, qui avait derrière elle une longue tradition de musique noire, vocale et instrumentale. Les labels dédiés à l’alternatif, Source, Virgin, ULM initialement (même si aujourd’hui, YUK !), et plusieurs divisions d’Universal Music, Sound of Barclay en tête, BMG Ariola et les branches BMG Latin et Omnisonus / Apricot, EMI / Virgin avec les licences de Mute / NovaMute, et via Delabel, Sony Music avec S.M.A.L.L., S2 et S3, Krypton, toutes les majors ont en commun d’avoir dédié des services voire des labels entiers à l’électronique. Trop heureuses de se constituer des portfolio d’actifs, même non stratégiques, il y a fort à parier que peu d’entre elles se soient délesté de ces compagnies, même si elles sont devenues dormantes, ou ont été mises en sommeil. Du courage, et des volontés — des embauches, neuves, ailleurs que parmi les professionnels de la profession ? — pourraient faciliter une réactivation, rapide, de ces unités. À ce titre, il est significatif de remarquer que l’une des dernières signatures de Rough Trade soit… Pantha du Prince.

Pour finir sur ces leviers, parlons un peu du design: un tout et un atout. Guillaume Wolf, Geneviève Gauckler, cocorico, mais beaucoup d’autres artistes et agences, The Designers Republic, Me Company, M&M, Michael Hernan, O/R/E/L & Abuse Industries, pfadfinderei, Schultz + Schultz, Stylus, Mark Farrow pour Farrow & Associates [5], l’industrie photographique – David LaChapelle, Jean-Batiste Mondino, Stéphane Sednaoui, Jean-Paul Goude, Richard Bernstein. Toute la gamme des visual artists peut être mobilisée, pour recréer de l’image, complément indispensable qui doit être cohérent avec l’univers des artistes. Tous les créateurs cités précédemment ont créé de l’image, forte, très forte, pour une impressionnante liste d’artistes et de professionnels, de tous horizons: Madonna, Sinclair, Classic Music Company, Pet Shop Boys, DeConstruction, Grace Jones, et cette liste est infinie. D’autres techniques, plus propres à la fabrication des disques, peuvent aussi être mobilisées: picture discs, tirages spéciaux, limités, vinyles de couleur, comme à la folle époque du disco etc.


La nuit pas si morte que ça

The nightlife… MONA, La Gaîté Lyrique, le Nouveau Casino, les soirées D-I-R-T-Y, House of Moda, chez Moune, le T-Bar (qui cherche un nouvel emplacement), le Panoramabar / Berghain, le renouveau londonien, Womb… autant de soirées et de lieux qui traduisent la vivacité de la nuit, n’en déplaise aux grincheux qui signent des pétitions contre la mort de la nuit à Paris. Si ce que vous voyez dans le miroir ne vous plaît pas, ne blâmez pas le miroir… Autrement dit, pourquoi trouvez-vous la nuit médiocre, là où vous êtes, dans les sorties que vous faites ? Y a-t-il à ce point une absence de choix possibles ? Alors non, ce n’est pas facile à mettre en place, la MONA a mis longtemps à prendre, oui, la hype suscitée peut submerger jusqu’aux organisateurs même, Mort Aux Jeunes, certains ne sont pas prophètes en leur pays, Jérémy de My Love Is Underground joue plus à l’étranger qu’en France. Mais cette nuit bouge, et c’est loin d’être un spasme morbide. Les choses changent d’échelle, et c’est tant mieux: plus petite, plus humaine, plus tolérante, moins de grands noms du deejaying, la fête qui aujourd’hui « réenchante » retrouve un peu de modestie, investit des lieux plus petits, plus accessibles, moins imposants, accueille des publics variés, souriants, tolérants, respectueux, pour la plupart. Des gens qui aiment partager, échanger, sortir et s’amuser simplement, sans se soucier de finir dans les pages people à côté de fausses stars. Des gens qui sont curieux des autres, aussi. Ce merveilleux, de retour dans la fête, peut se résumer à la formule consacrée des ufologues passionnés par la Zone 51: I want to believe — « je veux croire au merveilleux. »

Non, ce qui se vend n’est pas forcément « ce que veut le client ». Oui, parfois celui-ci préfère le lien, et la qualité, quitte à la trouver en quantité minoritaire, plus confidentielle, confinée à des horizons plus restreints. Oui, la musique doit être réinvestie par ceux qui s’en plaignent, la font, la vendent: se soucier d’elle aussi plutôt que de savoir comment atteindre son cœur de cible. Au lieu de se soucier des quotas de diffusion de variété francophone, on aurait beau jeu de se soucier davantage d’obliger à plus de diversité musicale sur les ondes, et pas seulement de contraindre le débat à une dichotomie manichéenne, « variété francophone » vs the world, c’est-à-dire variété internationale. Il fut un temps — quelle phrase atroce ! — où NRJ programmait Todd Terry et Steve ‘Silk’ Hurley. Et pas à 4h00 du matin: programmes de nuit, certes, mais à 22h00. C’était les 80’s. Les gouvernements n’ont rien compris, et ont détruit ça, en imposant, en sous-main, l’émancipation d’une forme médiocre de dance music dont on rit encore aujourd’hui. Sauf que quand elle est citée par Tiga à côté d’Altern-8 comme une de ses sources d’inspiration, on rit déjà beaucoup moins. Droit de cité pour la dance de piètre qualité ? Bien sûr, c’est la logique même. Mais pour la dance de qualité alors ? Ce qui vaut pour l’oie, vaut pour le jar. Je vous renvoie aux pages consacrées au sujet sur ce site, pour une représentation plus massive sur les ondes des formes de musique autres que celles conventionnellement autorisées à comparaître aujourd’hui.


Pour finir sur une note légère, humoristique: la pomme de discorde, entre Junior et Madonna, c’était Human Nature, dont les remixes avait été confiés à l’ennemi juré, Tenaglia. C’est bien de ça dont il est question dans toutes les lignes qui précèdent: la nature humaine, faible, veule et corruptible si elle veut, formidable, courageuse et encourageante, à d’autres moments

Notes
[1] Source : « Bilan économique 2010 de la musique enregistrée », SNEP.
[2] Les remixes étaient prêts en 1994. Source : Discogs.
[3] De mémoire, données SNEP / IFOP.
[4] + 28% : données SNEP 2010.
[5] Et je rajouterais: Laurent Fétis & Elisabeth Arkhipoff, ainsi que Jean-Philippe Talaga.



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